A Nice, une année au chevet des enfants victimes de l’attentat

À Nice, le service de pédopsychiatrie de l’hôpital Lenval se mobilise sans faillir depuis un an pour soigner les enfants traumatisés par l’attentat.
Il mène aussi plusieurs recherches scientifiques pour mieux comprendre l’impact du traumatisme sur le développement de l’enfant et de l’adolescent.

Sur son bureau, la pédopsychiatre présente fièrement son outil de travail : tout un petit monde de Playmobil. Parmi la trentaine de figurines colorées, en partie chinées dans des brocantes, il y a des enfants, une femme enceinte, une grand-mère… et puis un policier, un ambulancier et un gros bus blanc. À Nice, il y a un an, c’est un camion qui a foncé dans la foule sur la Promenade des Anglais, laissant derrière lui 86 morts, plus de 400 blessés et des centaines de familles traumatisées. Alors quand un enfant fait rouler le bus Playmobil de façon brusque et répétitive, le docteur Michèle Battista devine qu’il n’en est pas sorti tout à fait indemne.

« On reçoit des enfants qui ne dorment plus, qui ne se développent pas normalement ou qui régressent dans leurs apprentissages, explique-t-elle, évoquant les multiples signes du syndrome de stress post-traumatique. Certains sont dans l’hypervigilance, sursautant au moindre bruit, quand d’autres au contraire semblent plus inhibés, adoptant des comportements proches de ceux d’enfants souffrant de troubles autistiques. »

Depuis un an, la petite équipe du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Lenval vit en état d’urgence. Urgence de soigner les 1 200 enfants et adolescents déjà reçus. Urgence de comprendre le trauma et ses conséquences chez les plus petits, encore peu décrits dans la littérature scientifique. « Jusque dans les années 1970, l’enfant était considéré comme naturellement résilient car on pensait qu’il n’avait pas de mémoire, explique Morgane Gindt, psychologue à Lenval. Ce diagnostic n’est rentré qu’en 1987 dans le manuel des troubles mentaux américain, le DSM(1). »

Plusieurs études, financées notamment par la Fondation de France, sont donc en cours à l’hôpital, par exemple pour suivre sur le long terme une cohorte d’enfants victimes et évaluer les dynamiques familiales. « Faire de la recherche pour mieux soigner les enfants, c’est une question d’éthique et de conviction, avance Florence Askenazy, la chef de service. Il n’y a pas de précédents à Nice en Europe, aucun attentat qui ait touché autant d’enfants et de bébés. Or nous sommes en train de voir des choses. On commence à savoir. » Savoir quoi ? Que le trauma influence directement le développement de certains enfants, y compris ceux touchés in utero.

L’hôpital suit ainsi une dizaine d’enfants nés après le 14 juillet dernier, comme ce bébé de 11 mois qui ne réagit pas quand on le sépare de sa mère, alors qu’il est à un âge où la plupart expriment, plus ou moins fortement, une angoisse de séparation. Le trauma bouleverse tellement certains parents qu’ils peinent à s’occuper de leur enfant et à nouer une relation avec eux. « Si l’on ne veut pas que les troubles que nous observons se fixent – l’anxiété, les retards de développement –, il nous faut aller plus loin et plus vite », insiste le docteur Askenazy.

L’ampleur de la tâche est immense, d’autant qu’elle s’ajoute au suivi de tous les autres patients. L’équipe, elle, est « microscopique », relève dans un sourire le docteur Battista, seul médecin travaillant à plein-temps pour les victimes du 14 juillet. Elle reçoit les enfants et leur famille pour un premier rendez-vous, poursuit les consultations pour certains, confie les autres à la psychologue à mi-temps, Ophélie Nachon.

Ce matin de juin, Michèle Battista reçoit une adolescente et sa mère. Après le 14 juillet, la jeune fille de 16 ans a souffert de troubles de la concentration et été envahie par les tics – « une stratégie de défense », précise le médecin. Elle va désormais beaucoup mieux : en une heure d’entretien, pas une seule crispation sur son visage. Sa mère, en revanche, craque à mi-consultation, évoquant au présent le « petit » d’un couple d’amis, fauché ce soir-là. Immédiatement, le docteur lui tend une boîte de mouchoirs puis la reprend au passé avant de l’interroger, souriante et énergique, sur l’autre « petit », le cadet, qui est, lui, bien en vie.

« Dès que l’émotion monte trop, j’évoque des choses plus gaies, voire drôles, explique-t-elle. Cela peut sembler un peu dérisoire,mais il faut essayer de faire en sorte que le patient ne s’effondre pas. » Alors que le trauma « fige le temps », le médecin cherche à « relancer la dynamique de l’enfant et de sa famille, totalement interdépendants, en tentant de chasser les mauvais souvenirs par des meilleurs, par des plaisirs ».

Pour certains, le chemin sera long. Comme pour cette petite fille qui a eu 5 ans début juillet mais ne voulait pas fêter son anniversaire, « de peur que l’attentat ne se reproduise après ». Il y a un an, sa mère l’a serrée contre elle avant de se jeter entre les roues du camion, se blessant à l’épaule. « Au début, la petite ne voulait plus dormir qu’en travers du ventre de sa mère, elle était épuisée », raconte le docteur avec l’accord de la famille. En consultation, la fillette n’a d’abord parlé qu’à l’oreille de sa mère, puis elle a accepté de dessiner la scène et finalement d’en parler. Pour le docteur Battista, chacune de ces étapes est une victoire. La petite a cependant rechuté récemment, quand son père a voulu lui apprendre le vélo sans petite roue sur la Promenade. « C’était trop tôt, mais cela partait d’une bonne intention », souligne la pédopsychiatre, résolument optimiste.

Dans son bureau avec vue sur la Prom’, les patients défilent autant que les collègues, pour évoquer un cas difficile, parler des cellules d’urgence médico-psychologique à organiser pour la date anniversaire ou simplement partager un café. Toute l’énergie, l’humour et la solidarité de l’équipe n’ont pas été de trop depuis un an. « En psychothérapie, le patient se présente d’habitude sur la défensive et on doit aller chercher avec lui, progressivement, le cœur de ses problèmes, explique Michèle Battista. Dans le trauma, à l’inverse, la personne s’assoit et déroule tout son récit, nous emportant avec elle. » Comme cet adolescent de 15 ans, dont les mains moites et l’expression – il parlait au temps présent – trahissaient la reviviscence de l’événement.

Parents et enfants racontent ainsi d’un bloc les bruits, la peur, les odeurs, les images des corps démembrés et « les têtes qui roulent ». « Ça, ça revient beaucoup, observe Ophélie Nachon. Comme les grandes questions : pourquoi m’en suis-je sorti et pas tel autre ? Comment un homme a-t-il pu faire ça ? »

Des récits qui affectent ceux qui les reçoivent : selon une étude sur les attentats de janvier 2015, 20 % des intervenants (policiers, pompiers, médecins…) ont développé des troubles somatiques et 9 % ont augmenté leur consommation de substances psychoactives. Chaque soir, l’équipe fait donc un débriefing informel pour évoquer les dossiers les plus éprouvants. Une fois par mois, la psychanalyste Geneviève Welsh anime aussi une séance de supervision. « L’équipe peut y exprimer sa fatigue, des troubles, la honte aussi d’éprouver parfois des sentiments peu “professionnels”, comme de la colère envers certains parents qui restent tellement fixés au trauma qu’ils ne peuvent plus prêter attention à leurs enfants », explique la spécialiste.

Ce jour-là, une des soignantes évoque ses troubles du sommeil, une autre sa « fébrilité, son agitation, la fatigue aidant ». Quand une sirène retentit dehors, la moitié des participants échange un regard, puis se défend d’un rire devant ses fragilités. « Je m’inquiète de voir que toute l’équipe tient le coup alors que ça ne devrait pas être le cas, alerte Florence Askenazy. Nos patients prennent trop de place dans nos vies. Il y a une impression de lourdeur, comme si ça n’allait jamais s’arrêter. Comment avoir un investissement plus modéré ? » Dans l’immédiat, l’équipe décide que ceux qui ont travaillé l’an dernier ne devraient pas être présents cette année.

Car l’approche de la date anniversaire, déjà, fait remonter les souvenirs, pour les patients comme pour les soignants. À peine a-t-on évoqué l’an passé, que Lucie Chauvelin raconte l’histoire de cette mère, reçue le 15 juillet, dont le mari et les enfants ont été blessés par le camion, tandis que son bébé lui échappait des bras. Elle a passé des heures séparée des siens, sans nouvelles. « En entendant ce type de récits, je me suis dit : ”Il faut faire quelque chose, il faut faire plus” », explique-t-elle. La pédopsychiatre s’est engagée dans l’une des recherches en cours, baptisée jeREV (jeu Relax, Entretien Vidéo). L’enjeu : améliorer la qualité de vie des enfants de 6 à 12 ans et les apaiser par les nouvelles technologies. « L’idée n’est pas de parler de l’attentat, mais de faire émerger des émotions et des sensations positives chez l’enfant », explique Lucie Chauvelin.

Les petits effectuent trois séances durant lesquelles ils jouent, regardent une vidéo relaxante, puis réalisent sur écran une BD dont ils choisissent le scénario : le personnage ­affron­tera-t-il les obstacles ou les évi­tera-t-il ? Rencon­trera-t-il le succès ou l’échec ? Avant et après les trois séances, elle mesure par un questionnaire le ressenti de l’enfant sur sa maison, ses amis, sa famille, sa vie… Sur les onze patients qui ont intégré le dispositif (le protocole en prévoit 40), elle constate déjà des améliorations sur le sommeil et la tranquillité.

Mais le dispositif, expérimental, ne peut être encore utilisé en thérapie. Alors l’hôpital Lenval innove autrement, s’associant à divers praticiens. « On mêle les approches avec des orthophonistes, des so­phro­lo­gues ou des ostéopathes, car le trauma bouleverse aussi le corps », explique Ophélie Nachon. Tous les mardis, l’hôpital propose ainsi des ateliers en groupe pour les tout-petits avec une psychomotricienne et une musicothérapeute. « Le but est de les rassurer par rapport à leurs sensations désagréables et de leur réapprendre le plaisir du corps », commente Fanny Maria. Pour les bébés, la présence d’un parent est obligatoire. « On observe que certains parviennent à s’occuper des enfants des autres, avant de pouvoir s’occuper du leur, poursuit-elle. On retisse progressivement les liens, le plaisir d’être ensemble, la confiance. »

Une confiance que l’équipe insuffle à ces parents fragilisés mais « dont aucun n’a failli ce soir-là, faisant tout pour sauver ses enfants », insiste le docteur Battista, ajoutant : « On vit de très beaux moments d’admiration pour nos patients. » Au mur de son bureau, un tableau de Monsieur Malchance, la tête et le corps bandés de blanc, côtoie ceux de Madame Bonheur et de Monsieur Costaud.

Date : 10/07/2017
Auteur : Flore Thomasset
Source : La Croix

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