Terrorisme, le coût des vies brisées

Créé en 1986, le Fonds de garantie des victimes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) a indemnisé 6 000 victimes depuis 2015. Modèle unique au monde, cet organisme fait malgré tout l’objet de critiques. Enquête.

Le 13 novembre 2015, sa vie a explosé. Arnaud Beldon, commissaire de police, se couche sur sa compagne lorsque les tirs éclatent. Touché au dos, il est paraplégique. Pour que son père puisse l’accueillir chez lui à sa sortie de l’hôpital, il faut réaménager sa maison. « Refaire les fenêtres de la terrasse, la salle de bains, la cuisine, il y en a eu pour 50 000 euros de travaux », précise ce dernier. Une somme presque entièrement prise en charge par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI), qui a aussi apporté son aide logistique et son expertise.

Le même soir, Paul-Henri Baure, agent de sécurité au Stade de France, en poste devant la porte H pour vérifier les billets, est soufflé par l’explosion d’un des trois kamikazes. Blessé au pied, il passe trente mois en rééducation avant de reprendre le travail, en juin dernier. Pour l’heure, il a reçu 30 000 euros du FGTI.

Le principe de ce fonds : « Réparer intégralement le préjudice subi. » Sont pris en considération les préjudices « patrimoniaux », tels que les dépenses supplémentaires engendrées – de santé, d’aménagement d’un logement –, les pertes de revenus, et « non patrimoniaux », comme les déficits fonctionnels ou esthétiques. Par souci de transparence, le FGTI a publié un guide reprenant les grilles avec les montants alloués. On trouve ainsi un tableau indiquant les montants versés aux proches d’une victime décédée. Si votre conjoint meurt dans un attentat, vous toucherez 35 000 euros. Si c’est votre mère ou votre père, vous recevrez 25 000 euros si vous avez moins de 25 ans, 15 000 euros si vous êtes plus âgé et si vous avez quitté le domicile familial. Si c’est votre petit-fils, ce sera 11 000 euros à condition de pouvoir justifier de relations régulières. Est-ce donc cela le prix d’une vie ?

"J’ai perdu toute ma famille et on me propose le prix d’un 4 x 4"

A Nice, le 14 juillet 2016, une jeune femme a perdu six de ses proches, dont sa mère, son unique frère et ses grands-parents. Elle s’étrangle aujourd’hui de l’offre d’indemnisation que lui a faite le FGTI. « J’ai perdu toute ma famille et on me propose le prix d’un 4 x 4, la voiture de mon conjoint. Les gens croient qu’on est indemnisé à coups de millions, comme aux Etats-Unis, c’est faux ! » s’emporte-t-elle. « C’est un des éléments les plus difficiles, qui peut être mal compris et mal perçu, admet Julien Rencki, directeur du FGTI. Il ne s’agit évidemment pas de donner un prix à la vie. Cela n’aurait aucun sens. Ces montants sont le reflet du système de valeurs de la société française. »

En Allemagne, où l’on considère que la vie n’a pas de prix, aucune indemnisation n’est prévue pour ce préjudice. « Nous ne créons pas ces règles, nous mettons en œuvre celles fixées par la jurisprudence des tribunaux et la gouvernance du fonds. L’argent ne fait pas disparaître la souffrance, mais aide la victime à se reconstruire », rappelle le patron du FGTI. Chaque situation est examinée. « On s’adapte à chacun », explique Laure Aveline, une des trente personnes chargées des indemnisations au sein du pôle terrorisme. Elle revient de Belgique où elle a rencontré une Française victime de l’explosion dans le métro le 22 mars 2016 à Bruxelles. Brûlée au visage et incapable d’emprunter à nouveau le métro, elle est inapte à reprendre son travail, pour lequel elle était en contact avec le public. Des avances sont versées dès les premières semaines après le drame pour les besoins urgents. Mais pour finaliser l’indemnisation, il faut attendre « la consolidation », le moment où l’état de santé de la victime se stabilise. « Cette étape intervient en général au bout de trois ans », indique l’avocat spécialiste Frédéric Bibal. Pour le 13 novembre 2015, un peu moins de la moitié des dossiers seulement sont finalisés.

En 1986, Mitterrand refusait qu’on considère le terrorisme comme un acte de guerre

Le FGTI est un organisme unique au monde. Il est né en 1986 à la suite de la vague d’attentats qui a frappé le pays et grâce au combat de Françoise Rudetzki. Trois ans plus tôt, au Grand Véfour, un restaurant parisien, elle a eu les jambes broyées dans l’explosion d’une bombe. Elle se souvient qu’à l’époque le chef de l’Etat, François Mitterrand, refusait qu’on considère le terrorisme comme un acte de guerre : « Il disait : "On en a fini avec ça." » Elle parviendra à le convaincre. Elle est membre, depuis sa création, du conseil d’administration du FGTI. D’autres pays veulent s’inspirer de la France : l’Allemagne, l’Algérie, la Corée du Sud et même la Chine. « La France a le meilleur système au monde, alors soyons à la hauteur ! exhorte l’avocat Frédéric Bibal. Ne gâchons pas nos beaux principes avec une application idiote. »

Fonds

Pour lui, la place même du FGTI, à la fois juge et partie, pose problème. Les associations de victimes réclament plus de lisibilité dans les sommes versées. Fin septembre, la Fenvac (Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs) a aussi alerté le FGTI sur l’attitude de quelques experts psychiatres. « Certaines victimes ressortent de l’expertise très affectées par des attitudes désobligeantes, et tellement découragées qu’elles décident de clôturer leur dossier de demande d’indemnisation prématurément pour ne plus avoir à subir une telle épreuve », écrit ainsi son président, Pierre-Etienne Denis. Si Me Bibal se réjouit, lui, que le préjudice d’« angoisse » pour les victimes et celui d’« attente » pour leurs proches soient désormais couverts en théorie, il est mécontent de la manière dont cela se traduit. Il souhaite aussi que soit revue la prise en charge des enfants, traités comme de « petits adultes » sans que soit évalué « le préjudice de l’enfance gâchée ». « Il y a des soucis mais nous y travaillons », assure Françoise Rudetzki, qui rappelle qu’à Nice plus de 2 500 enfants ont été touchés. Elle compte aussi sur l’ouverture du Centre national de ressources et de résilience (CN2R) à Lille d’ici à la fin de l’année pour améliorer la prise en charge des victimes et le fonctionnement du FGTI.

"Quelqu’un m’a dit : ’C’est de l’argent sale’"

Depuis le 14 juillet 2016, François Jamais, 69 ans, est hanté par l’image de cet enfant de 10 ans, mort écrasé à côté de lui. Il a vu le camion lui foncer dessus et a tout juste eu le temps de pousser Jacqueline, son épouse. Depuis, il enchaîne nuits d’insomnie et crises de stress, jusqu’à se retrouver tétanisé, incapable de marcher. « Je suis bouffé de l’intérieur », confie-t-il. Sa femme et lui ont été indemnisés, mais il refuse de donner un chiffre. « Quelqu’un m’a dit : "C’est de l’argent sale." Ça m’a tellement chagriné que je ne veux plus en parler », glisse-t-il la voix cassée. Les victimes n’ont pas toutes le même rapport à l’argent. Certaines ne donnent pas suite au FGTI – selon la loi, elles ont jusqu’à dix ans après l’événement pour saisir le fonds –, d’autres ne veulent pas toucher au montant reçu, quand d’autres encore le dilapident.

« Je fais quoi de cette somme ? » s’est demandée Macarena-Paz Celume lorsqu’elle a découvert en regardant ses comptes que le FGTI avait effectué un premier versement de 10 000 euros peu après l’attentat. Le 13 novembre 2015, elle prenait un verre à la terrasse du restaurant Casa Nostra quand la fusillade a commencé. Si elle n’a pas été physiquement blessée, cette doctorante chilienne de 32 ans fait partie des victimes psychologiques. « Ce qui a compté, ce n’est pas le montant, mais le fait que quelqu’un me dise : "On est avec toi", dit-elle devant une tasse de tisane. Ça m’a aidée les premiers mois pour payer mon loyer et mes rendez-vous chez le psy. Il me reste la moitié des 20 000 euros reçus en tout, je les mets de côté pour les utiliser de manière utile. » Dans le petit café parisien où elle nous a donné rendez-vous, elle a choisi de s’asseoir au fond de la salle ; elle évite encore les terrasses.

Source : Paris Match
Autreur : Mariana Grépinet
Date : 14/11/2018

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