Le mal des patients irradiés d’Epinal

De 1989 à 2005, 4500 malades traités à l’hôpital d’Epinal par radiothérapie ont été exposés à des doses anormales. Cinq en sont morts. Une avance de 10 000 euros va être versée à 500 des patients avant Noël, a annoncé la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot.
Une pelouse si bien entretenue qu’elle semble peignée. Des rosiers taillés avec soin, même si l’automne en fait tomber les derniers pétales. Des brassées de géranium. C’est le jardin d’André, son petit univers dans la banlieue d’Epinal. Chaque jour, il s’en occupe, le bichonne. Mais jusqu’à quand ? Cet homme de 67 ans sait qu’il n’aura bientôt plus la force de retourner le sol, de pousser la tondeuse ou de ratisser. Tout comme il ne pourra plus s’éloigner de chez lui, de peur d’être saisi par ces douleurs qui lui tordent le ventre lors d’hémorragies subites et le condamnent au port d’humiliantes couches que l’hôpital vient lui livrer par paquets entiers. Alors, d’ici peu, il devra vendre sa maison et trouver un appartement en ville.
André, un ancien électronicien, est l’un des 4 500 « irradiés d’Epinal », ces malades que l’on dénombre désormais dans les rapports sous le terme médical de « cohorte » avant de les classer, selon leur période de traitement, en « Epinal 1 » ou « 2 » ou « 3 ». Soigné pour un cancer de la prostate, il est, comme tant d’autres, victime d’une « rectite ». Cette forte inflammation du rectum lui ravage les entrailles et fait de chacune de ses journées un calvaire. Seule son épouse connaît ses souffrances ; le reste de la famille n’en a pas été informé.

Parmi les « irradiés d’Epinal », d’autres ont choisi au contraire de se montrer et d’agir. Ils veulent comprendre comment, de 1989 à 2005, le centre hospitalier Jean-Monnet a enchaîné les erreurs dans le traitement des cancers par radiothérapie. Des erreurs qui valent déjà aux deux médecins chargés du service de comparaître, cette semaine, devant le Conseil de l’ordre.

L’affaire a pris une telle ampleur qu’une association de victimes a été créée, dont Philippe Stäbler assure la présidence. « Il s’agissait, aussi, de nous retrouver entre nous, de pouvoir parler de nos difficultés, ensemble, sans honte », explique cet informaticien de 54 ans, qui a regroupé près de 150 personnes. Parmi elles, Gérard Kremer, un électricien âgé de 57 ans. A la suite d’une opération de la prostate, il a été traité par radiothérapie entre janvier et mars 2003.
« Tout s’était bien passé, se souvient-il, mais un an après j’ai commencé à souffrir de problèmes intestinaux. Pour traiter les hémorragies, mon médecin m’a envoyé à Nancy. J’y ai fait huit séances de plasma mais les symptômes s’aggravaient sans qu’on comprenne pourquoi et personne ne semblait pouvoir m’aider. »

Au-delà de la « bavure » médicale, c’est le manque de courage de l’équipe soignante qui révolte les surirradiés. Alors même que l’erreur avait été découverte, les victimes potentielles ont été tenues dans l’ignorance la plus complète de leur situation. Pour certaines, cela a même été le cas pratiquement jusqu’à leur mort, comme Maurice Vernier, un retraité décédé le 20 décembre 2005.

Sa fille, Solange Didier-Laurent, nous reçoit chez elle. D’une boîte en carton, elle sort un dossier épais où se mêlent photos, papiers administratifs, ordonnances et actes de justice... La jeune femme ne peut regarder ces documents sans que les larmes lui montent aux yeux. Etalés sur la table du salon, ils représentent les derniers mois de souffrance de son père. Chacun renvoie à un souvenir douloureux, à l’image de cette carte de traitement qui prévoyait 30 séances de radiothérapie. Les dates sont là, noir sur blanc : du 11 mai 2005 au 5 juillet 2005. « Mon père fait donc partie des tout derniers à avoir été traités avec l’erreur de programmation », constate Solange Didier-Laurent.

Au cours de l’été 2005, les deux médecins de l’unité de soins prennent en effet conscience que quelque chose ne va pas. Des généralistes de la région, des spécialistes des hôpitaux voisins se sont manifestés : selon eux, les rectites se multiplient chez des patients traités à Epinal. En relisant les dossiers, les radiothérapeutes comprennent qu’une erreur de manipulation a été commise. Ils rendent compte à leur direction. Dès lors, que va faire l’hôpital ? C’est l’une des questions clefs de ce dossier complexe.

L’enquête menée par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) conjointement avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en février 2007 nous apprend en fait qu’une réunion sur cette question s’était tenue le 5 octobre 2005 à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass), en présence de la directrice de l’hôpital (Dominique Cappelli) et des diverses autorités sanitaires. Mais l’Igas s’étonne qu’aucune décision n’ait alors été prise et qu’aucun suivi de l’affaire n’ait été organisé. « A ce stade, concluent les rapporteurs, et contrairement aux obligations, les autorités nationales ne sont pas alertées. » Ni d’ailleurs les malades susceptibles d’avoir été le plus gravement surirradiés : seuls 7 d’entre eux, sur 24, sont informés des causes des maux qui les touchent !

Plutôt que d’assumer publiquement l’erreur, la direction de l’établissement et les médecins responsables du service choisissent, semble-t-il, l’option, plus discrète, de la négociation. Interrogée par les policiers, Dominique Cappelli a ainsi déclaré : « En cas de problème constaté par les médecins, je rencontrais les patients pour leur expliquer la procédure d’indemnisation mise en place par l’intermédiaire de l’assurance de l’hôpital. »

Une première victime reçoit 10 000 euros : « Une provision en attendant une expertise de consolidation », lui assure-t-on. « Une façon de tenter d’obtenir leur silence », rétorque aujourd’hui un familier du dossier... Les négociations sont d’autant plus faciles que nombre de malades refusent dans un premier temps de croire à une bavure médicale. « Ici, surtout pour les plus anciens, le médecin, c’est sacré, commente Philippe Stäbler, et beaucoup de ceux dont l’état de santé s’est dégradé après leur traitement ont eu du mal à admettre que l’erreur venait de la radiothérapie à l’hôpital. »

Cette volonté de garder l’affaire sur le terrain de la transaction vole en éclats avec le dépôt des premières plaintes, le 16 octobre 2006, par l’avocat Gérard Welzer. Depuis, 88 victimes se sont manifestées et le dossier s’est imposé comme un scandale sanitaire majeur. Avec, au cœur des débats, la question du contrôle des services de traitement par rayonnement. Celui d’Epinal s’est révélé défaillant sans qu’aucun regard extérieur soit posé sur son fonctionnement. Idem à Toulouse, où 145 patients traités pour des tumeurs cérébrales ont été surexposés aux radiations. D’autres cas sont-ils encore à venir ?

Laurent CHABRUN, lexpress.fr - 7 décembre 2007


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