Pour un statut de la victime à la hauteur des défis du terrorisme

FIGAROVOX/TRIBUNE - Malgré des dommages subis lors des attentats, certaines personnes ne parviennent pas à faire reconnaître leur statut juridique de « victimes ». L’avocate Samia Maktouf dénonce les incohérences de la Justice et appelle à une redéfinition de la notion de « victime ».

Samia Maktouf est l’un des principaux avocats de victimes en France. Elle est aussi avocat à la Cour, arbitre à la Chambre de Commerce Internationale et fait du conseil auprès de la Cour Pénale Internationale.

C’est devenu une triste tradition. Dans les grands dossiers terroristes de ces dernières années, la justice a pris pour habitude de réunir les victimes et leurs proches lors de réunions formelles afin de présenter l’avancée des investigations. Ce 27 juin, et pour la première fois, les magistrats du pôle antiterroriste de Paris se rendent à Nice pour rencontrer les centaines de parties civiles meurtries par l’attentat du 14 juillet, dont le terrible bilan fait encore froid dans le dos, un an après : 86 morts et 468 blessés.

C’est aux côtés de vingt-trois personnes que je serai présente à Nice ce jour-là - vingt-trois mais qui, en réalité, devraient être vingt-cinq.

Deux de mes clients témoins de la scène, présents ce soir-là sur la Promenade des Anglais, n’ont pas été conviés. Comme tant d’autres, ce chauffeur de VTC et sa sœur venaient d’assister au feu d’artifice sur la célèbre avenue du bord de mer. Dix minutes après la fin des festivités, ils ont entendu des cris, puis ils ont vu ce camion blanc foncer vers eux tous feux éteints. La panique engendrée par les premières embardées leur a donné le temps de prendre la fuite en traversant le trottoir puis la chaussée, le poids lourd conduit par le terroriste Mohamed Lahouaiej-Bouhlel passant finalement à quelques mètres d’eux avant d’être stoppé par des policiers.

Physiquement indemnes, mais profondément traumatisés, ce frère et sa sœur m’ont choisie pour les représenter dans la procédure judiciaire ouverte au pôle antiterroriste. J’ai lu leur déposition auprès de la police, examiné leurs certificats médicaux prouvant le choc psychologique et les troubles anxio-dépressifs rattachés à l’attentat, avant de transmettre une demande de constitution de partie civile aux juges d’instruction. Or, la justice tarde à répondre à ma demande, comme si mes clients n’étaient pas à ses yeux des victimes de l’attaque. Si les magistrats n’ont pas remis en cause l’authenticité de leur récit, le Parquet estime, et je ne puis le comprendre, qu’ils n’étaient pas dans ce que la justice appelle, et aucune loi n’en précise le sens, le « périmètre proche » du camion fou au moment des faits …

Cette subjectivité n’est hélas ni nouvelle, ni isolée. Pour se constituer partie civile, et donc accéder « officiellement » au statut de victime, il faut d’un côté prouver que l’on a subi un préjudice, et de l’autre avoir été directement visé par les faits sur lesquels la justice enquête. Dans le cas de l’attentat de Nice, les magistrats saisis de ma requête ont donc dû se poser la question suivante : Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a-t-il tenté d’assassiner mes clients ? En répondant non, ils estimeraient froidement, en dépit même des faits, que le terroriste ne les avait pas pris pour cibles, occultant le fait qu’ils doivent leur survie à la seule chance d’avoir pu s’écarter à temps des embardées sanglantes du camion-bélier.

On le sait pourtant bien depuis l’Hyper Cacher, les terroristes veulent désormais tuer le plus possible de gens, qu’importe qui ils sont. Leurs attaques ne sont plus ciblées comme le furent celles de Mohamed Merah ou des frères Kouachi. Quiconque se trouve à proximité du terroriste passé à l’action est, de ce seul fait, une cible.

Et tout de même, ce n’est pas la première fois que je fais face à un tel refus. Sur le plan juridique, le raisonnement des magistrats est hautement critiquable. À quelle distance d’un terroriste en est-on suffisamment près pour être une victime ? Un mètre ? Cinq mètres ? Dix mètres ? L’intensité du traumatisme subi est-elle fonction de cette distance, et comment vouloir réduire la souffrance humaine à une dimension aussi bassement cadastrale ? Faut-il être physiquement blessé pour être réellement meurtri ? À ces interrogations, un magistrat spécialisé m’a un jour répondu, dans le secret de son cabinet : « On ne peut tout simplement pas indemniser tout le monde. » Je loue son honnêteté, mais pour autant qu’elle ait le mérite de la clarté et de la franchise, cette confidence a choqué la femme de droit que je suis. Sans référence à aucune loi et ne se fondant sur aucun principe de droit, en quoi s’agit-il ici d’un raisonnement juridique ? Sur quel fondement objectif et indiscutable les juges font-ils le tri ?

Cet argument ouvre la voie à une sélection par l’arbitraire qui m’est insupportable. Les dizaines de clients que je représente dans des dossiers de terrorisme m’ont appris que la reconnaissance du statut de victime est la première étape de la reconstruction. C’est la pierre angulaire de tout l’édifice médical, psychologique, et familial, sur le long chemin de la résilience. Et ce n’est pas l’argent le nerf de la guerre, mais la vérité, parfois plus difficile à accorder pour la justice qu’une indemnisation financière. Aucune victime d’attentat n’engage une démarche judiciaire dans le seul but de toucher des indemnités. Seules celles durement frappées au plan financier par un attentat ont à s’en soucier.

C’est ce qui frappe, précisément, l’une de mes clientes présente au Stade de France le 13 novembre 2015. Venue assister au match France-Allemagne avec ses deux enfants, elle s’est trouvée piétinée dans le mouvement de foule qui a suivi la troisième explosion-suicide. Bien qu’elle en ait eu les genoux presque écrasés, la justice a rejeté sa constitution de partie civile, au motif qu’elle et ses enfants n’ont pas été touchés par les tirs ou les explosions des terroristes … Mais sans ces tirs et explosions, le mouvement de foule qui a touché de plein fouet mes clients aurait-il eu lieu ? J’en doute. Pour être reconnus victimes, elle et ses enfants auraient-ils dû mourir ?

Rejetée en tant que partie civile, ma cliente perd ainsi le droit à toute indemnisation par le fonds de garantie des victimes d’attentats. Blessée trop gravement pour reprendre son activité professionnelle, elle a peu à peu épuisé son quota d’arrêts maladie et son avenir, voire son présent, sont compromis. « Ce n’est pas ma blessure physique qui est la plus handicapante. C’est la blessure psychologique. Celle-ci ne guérira jamais. La peur, le souvenir, sont toujours présents », m’a-t-elle récemment écrit.

Le gouvernement précédent comprenait un Secrétariat d’État à l’Aide aux Victimes, dirigé par un avocat, ma consœur Juliette Méadel. Edouard Philippe n’a pas reconduit ce poste dans son équipe ministérielle. Quel message les nouveaux dirigeants envoient-ils ainsi, si ce n’est qu’ils se désintéressent du sort des victimes ? La question de leur prise en charge et l’établissement de nouvelles règles plus claires et plus précises encadrant la constitution de partie civile est pourtant cruciale et urgente. Cela passera par une refonte de la loi, précédée s’il le faut par un débat national sur le statut de la victime à l’ère du terrorisme de masse. S’ils veulent être aussi cohérents et humains qu’ils le prétendent, Emmanuel Macron et sa majorité ne peuvent reléguer les victimes au rang de sous-catégorie de la lutte antiterroriste à laquelle ils se disent si attachés.

Source : lefigaro.fr
Auteur : Samia Maktouf
Date : 20 juin 2017

Crédit photos : Source : lefigaro.fr Auteur : Samia Maktouf Date : 20 juin 2017

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