Merah : les ratés en chaîne du renseignement

Le 22 mars 2012, Mohamed Merah, 24 ans, mourait dans l’assaut déclenché par le Raid à son domicile. Le tueur de Montauban et Toulouse, qui avait assassiné au nom du jihad trois militaires, trois enfants juifs et leur professeur, emmenait avec lui ses secrets. Trois ans plus tard, le 10 juillet dernier, les juges antiterroristes ont signifié à la défense et aux parties civiles la fin de leur instruction. Un dossier tentaculaire dans lequel il a fallu retracer le parcours de Mohamed Merah, du Caire à Kandahar, en passant par le quartier sensible des Izards, à Toulouse.

L’enquête pointe trois suspects : Abdelkader Merah, le frère du tueur au scooter, mis en examen pour « complicité d’assassinats, association de malfaiteurs terroristes et vol en réunion », et deux autres hommes, des connaissances du quartier des Izards soupçonnées de lui avoir apporté un soutien logistique. Comme Abdelkader Merah, Fettah Malki est toujours en détention provisoire. Mohamed Mounir Meskine, lui, a été remis en liberté en septembre 2013. Les trois hommes assurent n’avoir jamais eu connaissance des projets du tueur. Le procès pourrait se tenir devant une cour d’assises spéciale composée uniquement de magistrats professionnels, en 2016. Retour sur les quatre points clés d’une instruction qui n’a pas permis de déterminer précisément si Mohamed Merah a agi seul ou en lien avec un réseau terroriste.

LE « CADEAU » D’ABDELKADER MERAH

Les services de renseignements ont présenté Abdelkader, 32 ans, l’avant-dernier de la fratrie Merah, comme l’éminence grise, « l’inspirateur » des tueries de son frère. Délinquant multirécidiviste, islamiste radical formé dans un institut salafiste du Caire, Abdelkader Merah est écroué depuis trois ans à la prison de Villepinte (Seine-Saint-Denis), placé à l’isolement durant deux ans. Ses multiples demandes de remise en liberté ont été refusées au motif de sa dangerosité supposée. Dans des écoutes enregistrées au parloir par la police, on l’entendrait se réjouir des assassinats perpétrés par son frère. « Par Allah, c’est le meilleur cadeau que m’a fait Mohamed », dit-il à sa mère, Zoulikha. Selon Me Eric Dupond-Moretti, son avocat, « de tels propos, bien qu’abjects, ne suffisent pas à caractériser une complicité d’assassinat. La vérité, c’est que les juges n’ont rien contre lui. Il reste en prison parce qu’il n’est pas très catholique, qu’il est barbu, pas sympa. Au mieux, on peut juste lui imputer une complicité pour le vol du scooter ayant servi aux tueries de Mohamed. »

SABRI ESSID, L’HOMME-CLÉ MANQUANT

C’est le gros raté de l’instruction dirigée par le juge Christophe Teissier. Sabri Essid, 31 ans, figure de l’islamisme radical toulousain, est un intime du clan Merah ; en 2010, son père avait brièvement épousé Zoulikha Merah. Considéré comme « un fondu du jihad » par les policiers qui le surveillent depuis le début des années 2000, il logeait dans le quartier du Mirail jusqu’à son départ subit en Syrie avec femme et enfants en avril 2014. Pire : le 11 mars 2015, trois ans jour pour jour après l’assassinat d’Imad Ibn Ziaten, le premier militaire exécuté par Mohamed Merah, Sabri Essid est réapparu dans une vidéo d’exécution de l’Etat islamique. Pendant deux ans, le juge Teissier l’aura pourtant eu à sa portée, sans jamais l’auditionner malgré les demandes répétées des parties civiles. « Ce n’était pas la priorité », soupire Samia Maktouf, l’avocate de Latifa Ibn Ziaten, la mère du militaire. « Il aurait fallu l’interpeller immédiatement, avec une dizaine de types dans son genre, dans la foulée de la mort de Merah », s’exaspère une source proche de l’enquête. Et pour cause : Sabri Essid est connu des policiers depuis 2003, date à laquelle il se fait remarquer au sein d’un groupe de jeunes de cités, parmi lesquels Abdelkader et Mohamed - à l’époque encore mineur -, gravitant autour d’Olivier Corel, le fondateur de la communauté islamiste d’Artigat, dans l’Ariège (lire Libération du 2 juillet).

En décembre 2006, Essid est arrêté en Syrie alors qu’il s’apprête à passer en Irak pour combattre les Américains. Transféré en France, il prend quatre ans de prison. Mohamed Merah soutiendra Essid en prison jusqu’à sa libération, en novembre 2010. Ce dernier revient s’installer à Toulouse dans le quartier du Mirail. Devenu méfiant, il fréquente seulement un petit noyau de « frères » sûrs. Les surveillances policières prouvent que Mohamed Merah le rencontre à ses retours de voyages d’Afghanistan, en décembre 2010, puis du Pakistan, dix mois plus tard. Essid a-t-il donné à Merah les contacts qui lui ont permis de rencontrer Moez Garsallaoui, le jihadiste tunisien du Tehreek-e-Taliban Pakistan (« Mouvement des talibans du Pakistan » affilié à Al-Qaeda) qui a formé Merah au maniement des armes ? L’instruction du juge Teissier n’a pas répondu à cette question.

Le 16 mars 2012, le lendemain de l’attaque contre les trois militaires du 17e régiment du Génie parachutiste de Montauban par Mohamed Merah [deux sont morts, ndlr], l’antenne toulousaine de la DCRI (devenue la DGSI en 2014) a produit une note avec seize noms issus de la mouvance islamiste radicale toulousaine à l’attention de sa centrale parisienne. Informé de l’existence de cette note par le chef de la Direction régionale du renseignement intérieur de Toulouse, le juge Teissier n’a pas jugé utile d’en demander la déclassification. Le 29 mars 2012, photographiés par la police, Sabri Essid et Imad D., ami d’enfance d’Abdelkader Merah, font partie de ceux qui enterrent Mohamed dans le carré musulman du cimetière de Cornebarrieu, en périphérie de Toulouse. Deux ans plus tard, Essid et Imad rejoindront l’Etat islamique en Syrie. La thèse d’un Mohamed Merah loup solitaire exposée par Bernard Squarcini au juge Teissier a du plomb dans l’aile.

« FAUTE GRAVE » DE LA DGSE ?

Dans un courrier aux juges du 22 avril 2013, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, s’excuse des « errements » de ses services de renseignement - la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Ces derniers se seraient fait abuser par la fausse date de naissance inscrite sur le passeport présenté par Mohamed Merah à un check-point de la police afghane le 22 novembre 2010. « Aucun de mes services n’a eu physiquement accès au passeport que Mohamed Merah a présenté à Kandahar lors de son contrôle en 2010, seules des informations orales ayant été transmises à ce sujet », écrit Le Drian, relayant aux juges « les explications fournies par les responsables de ces services ». A Kandahar, les policiers afghans alertent immédiatement le renseignement de l’armée américaine. Le journaliste Alex Jordanov (1) a retrouvé aux Etats-Unis, dans l’Etat du Maryland (nord-est), le capitaine Neal Dyson, chef du groupe d’enquêteurs : « Passé les habituels stéréotypes, il est évident qu’un type avec un nom musulman et un sac à dos quasi vide qui débarque tout seul à Kandahar pour faire le touriste sera interrogé. Un énorme voyant rouge s’allume. On n’est pas idiots. On ne fait confiance à personne », lui dit-il.

Circonspects, les Américains recueillent les éléments biométriques de Merah, l’inscrivent sur leur « No Fly List », et informent leurs homologues français de la DPSD, basés, comme eux, sur l’aéroport de Kandahar. « Ils nous ont dit de le mettre dans l’avion pour Kaboul et que leurs collègues de Bagram [base militaire de la force internationale située près de Kaboul, ndlr] allaient le récupérer. Après ce n’est plus de notre ressort. On a fait ce que nos alliés nous demandaient de faire. La police afghane l’a conduit à l’hôtel pour la nuit, puis à l’aéroport, et l’a mis dans l’avion le lendemain matin. » Si l’on en croit les responsables de la DGSE et de la DPSD cités par Jean-Yves Le Drian, personne n’a réceptionné Merah à Kaboul. La DGSE et la DCRI ne seront pas, non plus, à sa descente d’avion le 5 décembre à Paris, lorsqu’il débarque du vol en provenance de Dubaï. « Si c’est vrai, c’est une faute grave. Sinon, il y a autre chose derrière, et, dans ce cas, le ministre et les juges n’ont pas eu toutes les informations », précise la source proche de l’enquête précitée.

MERAH CONVOQUÉ

A son retour d’Afghanistan en 2010, Mohamed Merah devient un objectif prioritaire de la DCRI. Sa direction, à Levallois (Hauts-de-Seine), va envisager son recrutement tandis que les policiers toulousains pointeront son manque de fiabilité. Le 7 janvier 2011, Levallois demande à Toulouse de se mettre sur Merah. Ecoute du téléphone de sa mère, interception de ses mails et filatures. Outre l’utilisation systématique de cabines publiques ou des téléphones de ses proches, Merah va repérer à plusieurs reprises la surveillance des policiers. Ruptures de filatures, conduites à « des vitesses extrêmes » : de nombreux rapports de surveillance attestent de son « extrême paranoïa ». Le 15 juin 2011, comme il l’explique au juge Teissier, le directeur du renseignement intérieur de Toulouse demande à sa hiérarchie la « judiciarisation », c’est-à-dire l’interpellation, de Mohamed Merah. Sans réponse. La surveillance mise en place permet néanmoins de détecter son départ au Pakistan, le 17 août 2011. La DCRI l’y suit à la trace via l’activation de son compte Twitter, @abuyussuf. Les grandes oreilles américaines de la NSA le repèrent en septembre dans le bastion taliban de Miranshah, au Pakistan. L’information a-t-elle été transmise à la DCRI ou à la DGSE ? C’est une énième question laissée sans réponse par Teissier. A son retour en France en octobre, les experts en recrutement de Levallois convoquent Merah. Son « débriefing » a lieu à Toulouse, en présence d’Hassan L., le négociateur de la DCRI, qui tentera en vain d’obtenir sa reddition lors de l’assaut du Raid. Merah sortira libre de cet entretien.

Deux mois plus tard, Levallois demande formellement à Toulouse de recruter Merah. Les Toulousains, qui ont gardé un œil sur lui, refusent. Le 11 mars 2012, il exécute sa première victime, Imad Ibn Ziaten. Sa tentative de recrutement par la direction parisienne de la DCRI a-t-elle incidemment servi au tueur à gagner du temps pour préparer ses actes ? Pour le savoir, le juge Teissier aurait dû interroger l’ensemble des policiers ayant pris des décisions. Les experts en recrutement de Levallois, le directeur de la direction zonale de Bordeaux et le chef du groupe filature de Toulouse n’ont jamais été entendus…

Crédit photos : Source : Libération.fr Auteurs : Jean-Manuel Escarnot et Willy Le Devin Date : 16/07/2015

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