Le juge Trévidic à Alger pour enquêter sur le massacre des moines de Tibéhirine

On s’approche peut-être enfin de la vérité sur le massacre des moines de Tibéhirine. Les familles des religieux assassinés attendent ce moment depuis dix-huit ans. L’exhumation des crânes des sept moines de Tibéhirine décapités en 1996 en Algérie a débuté, mardi 14 octobre, sous les yeux du juge français Marc Trévidic qui a enfin réussi à se rendre dans ce pays pour tenter d’élucider les circonstances du massacre.

LES CORPS N’ONT JAMAIS ÉTÉ RETROUVÉS

Le drame de Tibéhirine remonte à 1996. L’Algérie est alors en pleine guerre civile. Les forces de sécurité s’opposent aux islamistes armés. Dans la nuit du 26 au 27 mars, sept religieux cisterciens établis de longue date dans un monastère isolé proche de Médéa, à 90 kilomètres au sud-ouest d’Alger, sont enlevés par un groupe armé. Deux membres de la communauté, ainsi qu’une sœur dominicaine de passage au monastère, échappent aux ravisseurs, car ils dorment dans une aile séparée du bâtiment. Le Groupe islamique armé (GIA) revendique le rapt. Le 21 mai 1996, il annonce l’exécution des moines. Neuf jours plus tard, les têtes des religieux sont découvertes au bord d’une route de montagne. On ne retrouvera jamais les corps.

Ce sont ces têtes, inhumées dans le jardin du monastère de Tibéhirine, que le juge Trévidic veut autopsier. Le magistrat français, accompagné de Nathalie Poux, s’est rendu mardi 14 octobre au monastère de Notre-Dame-de-l’Atlas de Tibéhirine, sur les hauteurs de Médéa, où il a « assisté à une opération d’exhumation des restes des crânes des sept moines [...] effectuée sous la supervision d’un magistrat algérien ». A l’examen, elles pourraient révéler ce qui s’est passé. Car à ce jour la vérité n’a toujours pas été établie. Officiellement, c’est le GIA qui a exécuté les moines. Mais des versions contradictoires circulent.

Le 25 juin 2009, l’hypothèse d’une bavure de l’armée algérienne se trouve soudain renforcée. Après des années d’hésitation, un témoin-clé de l’affaire, l’ancien attaché militaire de l’ambassade de France à Alger, François Buchwalter, accepte de déposer, à Paris, devant Marc Trévidic, qui a pris la relève du juge Jean-Louis Bruguière. Ce général à la retraite explique qu’en mai 1996, lors d’une mission dans l’Atlas, du côté de Médéa, deux hélicoptères de l’armée algérienne ont mitraillé un bivouac, croyant qu’il s’agissait d’un groupe armé. Le nouveau témoin déclare ainsi au juge Trévidic :

« Ils se sont ensuite posés. (…) Ils ont pris des risques. Une fois posés, ils ont découvert qu’ils avaient tiré notamment sur les moines. Les corps des moines étaient criblés de balles. »

L’attaché de défense français tient cette information de l’un de ses bons amis algériens, avec lequel il a été formé à l’école de Saint-Cyr. Le frère de cet ami algérien était aux commandes de l’un des hélicoptères qui ont tiré sur les moines et leurs ravisseurs.

RECONSTITUER LE SCÉNARIO D’UNE ÉVENTUELLE MISE EN SCÈNE

Le 5 décembre 2011, Marc Trévidic lance une commission rogatoire internationale. Il demande à se rendre en Algérie pour procéder à l’audition d’une vingtaine de témoins, dont des terroristes repentis, et à l’exhumation des têtes des cisterciens, afin de pratiquer une autopsie et une expertise ADN. Seuls ces examens scientifiques pourront, peut-être, établir si les têtes retrouvées sont bien celles des moines, et si ceux-là ont été décapités avant d’être tués, ou après leur assassinat. Bref, de reconstituer le scénario de l’éventuelle mise en scène de leur mort.

L’affaire se serait enlisée pendant les deux années suivantes sans l’obstination du juge Trévidic et de Patrick Baudouin, l’avocat des familles des moines. François Hollande accepte de s’emparer du dossier fin 2012. Il intervient auprès du président Bouteflika et reçoit les familles à l’Elysée. En décembre 2013, Marc Trévidic est autorisé à se rendre à Alger pour une réunion préparatoire avec ses homologues algériens. Il obtient le feu vert pour une exhumation et une autopsie des têtes des moines, à condition que l’opération soit menée par des experts algériens, ou en étroite collaboration avec eux.

« ON NE SAIT PAS DANS QUEL ÉTAT DE CONSERVATION NOUS ALLONS RETROUVER LES TÊTES »

En revanche, il se heurte à un refus sans appel quant à l’audition des témoins. « Un juge d’instruction algérien s’en charge. Il vous transmettra les procès-verbaux », lui dit-on. Jusqu’où les autorités algériennes sont-elles prêtes, aujourd’hui, à jouer le jeu de la vérité dans l’affaire de Tibéhirine ? C’est toute la question.

Après deux reports de dernière minute imposés par Alger, la visite du juge Trévidic paraît maintenant calée, et le magistrat devrait rester une semaine en Algérie. Bien qu’il n’ait toujours pas reçu les procès-verbaux promis, Marc Trévidic se dit « confiant » et a bon espoir d’avancer. Il confie au Monde :

« A partir du moment où l’on me fait venir sur place, c’est pour que cela se passe bien. Je ne verrais pas l’intérêt de nous déranger pour ensuite nous empêcher de faire un travail efficace, tel que je me l’imagine. »

Sur ses chances de découvrir la vérité, Marc Trévidic se montre prudent. « Après tant d’années, on ne sait pas dans quel état de conservation nous allons retrouver les têtes, ni ce que la science va nous permettre d’apprendre », souligne-t-il. Même prudence mêlée d’espoir chez l’avocat Patrick Baudouin. « L’enjeu principal va consister à pouvoir mener l’autopsie dans les meilleures conditions possibles, comme on le ferait dans toute affaire de ce genre », explique-t-il.

A Tibéhirine, pendant ce temps, rien n’a changé, sinon que le monastère est vide. Les seuls occupants du lieu sont les crânes des moines suppliciés, enterrés côte à côte dans un coin du parc : sept monticules de terre, surmontés chacun d’une plaque de marbre blanc, gravée d’un prénom et d’une même date : 21 mai 1996. Celle, supposée, de la mort des religieux.

lemonde.fr - Florence Beaugé - le 12.10.2014


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