Bernard Aubin, secrétaire général de FIRST : « L’accident d’Eckwersheim, c’est une conjonction de faits qui n’auraient jamais dû se produire »

Cinq jours après le déraillement d’une rame d’essai sur la ligne à grande vitesse est-européenne, le 14 novembre 2015, Bernard Aubin estimait déjà que la seule erreur humaine ne pouvait pas expliquer ce drame. La récente mise en examen de la SNCF dans ce dossier est venue conforter l’hypothèse de ce syndicaliste et spécialiste du rail, qui revient sur les évolutions de sécurité qui ont suivi cet accident.

En novembre 2017, vous craigniez que seuls les « derniers maillons de la chaine » ne soient condamnés par la justice dans l’accident de la rame d’essai TGV d’Eckwersheim, qui a fait onze morts en 2015. La mise en examen en décembre de la SNCF et de l’une de ses filiales, Systra, laisse-t-elle entrevoir un autre dénouement ?

En attendant les condamnations réelles, je suis satisfait de voir que le conducteur et les deux cadres en charge du déroulement de cet essai, toujours mis en examen, ne sont plus les seuls à l’être. Cinq jours après ce drame, j’avais été choqué par les déclarations de la SNCF qui avait très rapidement braqué les projecteurs sur une possible erreur humaine et l’équipe de conduite. Or, le conducteur d’une rame d’essai obéit à des ordres et ne peut être mis en cause que s’il a désobéi à ces ordres, pas si ces derniers étaient flous ou erronés.

L’enquête du BEA-TT (Bureau d’enquêtes sur les accidents de transport terrestre, ndlr), qui a duré plus d’un an, confirme que cet accident n’est pas la seule conséquence des erreurs humaines, et que ces erreurs trouvent leurs origines en amont (le référentiel d’homologation utilisé pour ces essais était imprécis et a pu pousser l’équipage à prendre des risques excessifs, les formations du conducteur et des cadres qui l’entouraient n’étaient pas adaptées, l’organisation générale des marches d’essai par Systra présentait des faiblesses, ndlr).

Vous dites que l’humain est faillible de nature, et que la machine doit lui servir de garde-fou. N’y en avait-il pas, le jour du drame d’Eckwersheim ?

Les dispositifs techniques censés corriger les erreurs humaines ou les signaler, présents au sein des trains comme dans d’autres transports, n’existaient tout simplement pas dans ces rames d’essai. Ils avaient été débranchés pour permettre à ces rames de réaliser leurs essais en survitesse (soit 10% de plus que la vitesse commerciale de 320 km/h sur cette seconde phase de la ligne à grande vitesse est-européenne, dans le cadre de son homologation, ndlr). En l’absence de ces automatismes, difficiles à reprogrammer d’après la SNCF, il n’aurait pourtant pas été hors de portée et très cher d’installer en remplacement un outil plus léger, type GPS, permettant d’annoncer le franchissement d’une limite. Cela n’a pas été réalisé, et ces trains circulaient donc sans aucune boucle de rattrapage.

Pourquoi, face à l’absence répétée de ces boucles de rattrapage dans les essais TGV, un tel accident n’est-il intervenu que le 14 novembre 2015 ?

Comme aucun incident grave n’avait jamais eu lieu lors d’essais en survitesse, je pense que ces derniers n’ont pas subi d’examens particulièrement poussés. Une conjonction de faits qui n’aurait jamais dû se produire, induisant des erreurs de calcul de la vitesse, un appel inter-phonique passé au conducteur pendant son freinage et une mauvaise expérience vécue trois jours auparavant sans avoir été étudiée par la suite, a finalement débouché le 14 novembre sur une situation inédite, qu’il était presque impossible d’anticiper humainement.

Ces défaillances successives ont mené le TGV d’essai à une vitesse trop rapide dans une courbe, et il a déraillé en toute logique : au-delà de la vitesse de conception de la ligne, c’est-à-dire celle que l’on peut atteindre au maximum de ce que peuvent supporter les installations ferroviaires, il y a la limite des lois fondamentales de la physique, notamment celle de la force centrifuge, qu’il est impossible de dépasser.

Qu’a changé concrètement l’accident d’Eckwersheim sur la conduite des essais en survitesse suivants et leur sécurité ?

Suite à ce drame, une boucle de rattrapage a été mise en place lors des marches d’essai pour empêcher tout nouvel accident en lien avec la survitesse. L’organisation générale de ces essais a aussi été repensée, en re-précisant le rôle et les responsabilités de chacun et en imposant un débriefing complet de l’équipe de conduite. Rappelons que l’absence de débriefing trois jours avant l’accident d’Eckwersheim, lors duquel la rame d’essai aurait déjà frôlé la sortie de route, n’a pas offert l’occasion à l’équipe d’échanger ses points de vue et d’augmenter sa vigilance.

En outre, la formation des conducteurs de rame d’essai a évolué : ils étaient jusqu’ici sélectionnés parmi les meilleurs de la SNCF, en poste dans les cabines de TGV qui constituent le dernier échelon de leur métier. Mais, à l’image d’un automobiliste, est-ce que le fait de n’avoir commis aucune infraction en vingt ans signifie forcément que l’on sera le meilleur à réagir, dans une situation de sécurité en survitesse ? Ces nouvelles formations devraient prendre en compte ces considérations.

Enfin, le nombre de personnes en cabine a été limité (même si ce point n’a pas entraîné de gêne particulière le 14 novembre d’après le BEA-TT, ndlr) et les appels inter-phoniques à l’attention du conducteur interdits. Difficile d’affirmer qu’un tel drame ne se reproduira pas, mais les nombreux verrous ajoutés à ces marches d’essai permettent aujourd’hui de limiter grandement la possibilité d’une nouvelle catastrophe.

L’accident d’Eckwersheim a été le premier à imputer des morts, en France, à l’exploitation du TGV. Un tel drame peut-il arriver lors d’un voyage commercial ?

Il est impossible de préjuger de la sécurité d’un voyage commercial en TGV à travers le prisme d’une marche d’essai. Il n’y a tout simplement aucune commune mesure entre le fonctionnement de ces deux matériels. Les trains commerciaux traditionnels de la SNCF possèdent des automatismes très exigeants qui permettent de contrôler à la fois la réactivité du conducteur (s’il a fait un malaise, mais aussi son état de conscience, ndlr) et le respect des signaux et ralentissements sur sa route (avec, après des alertes, l’enclenchement d’un arrêt d’urgence en dernier recours, ndlr). Les automatismes installés dans les TGV vérifient, eux, encore plus de paramètres. Les rames d’essai, à l’inverse, possèdent une sécurité forcément moins robuste pour qu’elles puissent être poussées dans leurs derniers retranchements en vue de tester les nouvelles lignes de chemin de fer.

Aujourd’hui, l’Europe poursuit sa mission d’harmonisation de l’ensemble de ses réseaux ferroviaires par le déploiement du système ERMTS (European rail traffic management system, ou Système européen de gestion du trafic ferroviaire, ndlr). Ce dispositif ultra-moderne, censé améliorer les circulations ferroviaires entre les pays et leur sécurité, aurait peut-être pu permettre d’éviter certains accidents comme celui de Zoufftgen (une collision mortelle survenue le 11 octobre 2006 entre un train de voyageurs et un autre de fret à la frontière franco-luxembourgeoise, suite à une erreur d’aiguillage, ndlr).

Malgré toutes ces précautions, le risque zéro n’existe jamais, comme partout : la sécurité reste malheureusement un filet, à travers lequel on peut tomber. Quelles que soient la taille de ses mailles.

Date : 19/01/18
Auteur : Arnaud STOERKLER
Source : La Semaine

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