Attentat du Bardo : "Ce sera un procès sans avocat français"

Trois ans après la mort de quatre Français, le procès s’ouvrira le 6 novembre en Tunisie sans représentants tricolores.

Il est 12h06 le 18 mars 2015 quand Jaber Khachnaoui et Yassine Laabidi, armés de kalachnikov et vêtus d’uniformes militaires, pénètrent dans le musée national du Bardo de Tunis. Le huis clos mortifère dure plus de trois heures avant que les deux terroristes soient abattus par les forces de l’ordre. A l’intérieur de l’édifice qui jouxte le parlement, 21 touristes sont retrouvés morts, abattus par les balles des terroristes. Quatre Français sont décédés, six font partie des 45 blessés.

Plus de trois ans après, 56 personnes vont prendre place sur le banc des accusés le 6 novembre prochain à Tunis. Mais après des mois de discussions et de préparation de part et d’autre de la Méditerranée, le compte n’y est pas pour les victimes et leurs proches. L’avocat Gérard Chemla, qui représente 22 Français et trois associations de victimes, dénonce l’absence de prise en charge de leur défense. Après une dernière réunion à la Chancellerie mardi 16 octobre et à moins de trois semaines de l’audience, il annonce, "en colère", que ce sera "un procès sans avocat". Lui refuse d’y aller. Explications.

L’Express : Vous entendez boycotter le procès du Bardo. Pourquoi ?

Gérard Chemla : Depuis le tout premier jour et à l’occasion de toutes nos rencontres avec les autorités judiciaires et politiques françaises, nous avons expliqué qu’il était indispensable que des avocats français soient présents à Tunis et que ce n’étaient pas aux victimes d’en supporter le coût. Quelques semaines avant l’audience, on nous explique que l’État ne donnera pas le bénéfice de l’aide juridictionnelle à ces dernières et ne prendra pas en charge les frais d’avocats. Nous ne parlons pas d’honoraires de ténors du barreau, mais de l’aide légale qui est habituellement considérée en France comme dérisoire.

Deux options s’offrent à nous : soit nous travaillons bénévolement, ce qui est un acte de mépris à notre égard ; soit nos clients doivent trouver cet argent, ce qui n’est pas possible. Ce sont des retraités, des personnes aux faibles ressources. Les autorités françaises nous répondent que nos clients peuvent se tourner vers la Tunisie pour demander l’aide juridictionnelle. Mais ils n’ont ni l’envie ni les moyens de se rendre à Tunis. Surtout, les conditions dans lesquelles l’enquête s’est déroulée impose la présence d’avocats particulièrement libres.

Qu’attendez-vous des autorités françaises ?

La moindre des choses est que l’État leur tende la main. Lors d’un attentat, les victimes ne sont pas visées en tant que telles mais au nom de la France. Le gouvernement doit assistance à ses ressortissants, quelles que soient les circonstances ou le lieu. Nos clients n’ont pris aucun risque inconsidérés et ne se sont pas rendus dans des zones dangereuses.

La seule chose que nous ayons obtenu est la mise en place d’une visioconférence à Paris. Et encore. Elle sera non-interactive, ce qui signifie que nous ne pourrons pas intervenir et poser des questions ; les accusés seront filmés de loin et de dos et les journalistes ne seront pas acceptés.

Une information judiciaire a été ouverte en France. La justice a-t-elle pu enquêter sereinement ?

C’est une "instruction miroir". En réalité, la justice française n’a pas mené d’enquête. En Tunisie, policiers et juge français n’ont eu le droit que de regarder. La juge d’instruction s’est contentée de récupérer une partie des éléments de la procédure tunisienne. Elle a dû choisir les pièces à l’aveugle, ne parlant pas l’arabe, et s’est ensuite heurtée à des difficultés financières pour faire traduire les pièces.

Nous avons en notre possession un dossier mutilé. Une partie de la procédure tunisienne a été annulée car la justice a estimé que les aveux de six suspects avaient été obtenus par la torture. Pour autant, nous ne disposons pas des certificats médicaux qui l’attestent. Nous n’avons accès qu’à une partie du dossier - environ 20% traduit en Français. Par ailleurs, nous ne sommes pas dans une configuration saine : le juge d’instruction est devenu procureur, ce qui est impensable car ce dernier ne peut pas être indépendant et impartial vis à vis de l’instruction. Quant au fait que le procès se déroule sur deux jours alors qu’il y a 56 accusés, cela relève d’une approche pour le moins inhabituelle.

Dans quel état d’esprit se trouvent vos clients ?

Psychologiquement, ils sont à bout, épuisés et se sentent abandonnés. Depuis le début, ils se vivent comme les parents pauvres en termes de victimes d’attentats, coincés entre Charlie Hebdo et le 13 novembre. Ce ne sont pas des Parisiens, beaucoup sont âgés. Personne ne s’intéresse à eux. Ce qu’on leur a proposé, c’est de la calinothérapie avec François Hollande puis Emmanuel Macron, mais rien de concret. Ils se désespèrent de ne pouvoir être représentés à Tunis et essayent de collecter les fonds nécessaires à notre déplacement.

Certains Français envisagent-ils de suivre le procès à Tunis ?

Un seul, qui a par ailleurs l’habitude de se rendre en Tunisie. Pour les autres, on ne leur garantit pas une sécurité suffisante. Lors de notre dernier déplacement sur place, fin 2017, nous avons rencontré le procureur qui nous a assuré que les attentats terroristes étaient derrière eux. Le lendemain, deux militaires se faisaient poignarder devant le musée du Bardo.

Plus largement, est-ce que ça ne pose pas la question de la prise en charge des victimes françaises à l’étranger ?

Il n’existe rien de prévu pour les victimes d’accidents collectifs ou d’attentats à l’étranger. Cette question serait à l’étude, mais elle ne concerne pas les parties civiles du Bardo. Cela n’augure rien de bon pour ce qui va se passer en France dans le cadre du procès du 13 novembre. L’approche va être budgétaire, à cause du très grand nombre de parties civiles. Les rumeurs évoquent même une modification de la loi sur l’aide juridictionnelle.


Source : L’Express
Auteur : Claire Hache
Date : 19/10/2018

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